jan. 2014

Quels scénarios pour le Web des Objets ?

Dès la fin du XIXe siècle, l’inventeur Nikola Tesla s’intéresse aux principes de la radiocommunication et de la transmission par ondes. En 1926, il affirme dans une interview au Colliers magazine : “when wireless is perfectly applied the whole earth will be converted into a huge brain”. Près de quatre-vingt-dix ans plus tard, on dénombre pas moins de 15 milliards de “choses” connectées.

Pour autant, cette masse informe d’objets connectés correspond-t-elle au rêve de Tesla du “gigantesque cerveau” mondial ? Hubert Guillaud, sans doute plus pessimiste, rappelle dans un article d’InternetActu que « l’Internet des Objets n’est déjà plus celui que portaient ses premiers visionnaires ». La prochaine révolution numérique semble d’ores-et-déjà trahie. L’utopie d’un réseaux d’objets intelligents discutant entre eux semble déjà avoir été sacrifiée à la nouvelle dystopie d’une collecte toujours plus massive de nos données : si les objets doivent être connectés, alors ce sera à des serveurs récoltant les précieuses datas qu’ils contiennent. Et tant pis si cela isole les objets, plutôt que de les rapprocher.

L’Internet des Objets ralentit, mais le Web des Objets ne fait que croître. Si les discours sont majoritairement positifs autour de cette percée, il nous faut tâcher de passer l’euphorie de la nouveauté pour tenter, comme Daniel Kaplan a pu le faire pour le mouvement Open Data, d’“explorer les conséquences”. Or, les conséquences de cette évolution du web vers les objets pourraient bien se faire sentir dans de nombreux domaines.

Les objets : un « pari sur l’avenir » ?

Dans son ouvrage Objets bavards : l’avenir par l’objet, Bruce Sterling se fait le porte parole des discours dominants qui considèrent que l’avenir de la société passera par la mise en relation des objets. Dans ce récit bienveillant, peu de distinction est faite entre l’Internet et le Web des Objets. Tous deux sont perçus, dans une même analyse, comme une manière de réinventer notre rapport au matériel, aux ressources et aux déchets. Cette confusion n’implique pas pour autant une invalidation de ces discours, d’autant plus qu’ils s’appuient sur un foisonnement concret d’objets et de fonctionnalités “connectés” consacrés au mieux vivre, et déjà proposés à la vente. Le web des “choses” est en effet dans ce récit avant tout l’opportunité de développer une certaine qualité de vie. Dans le domaine de l’habitat, il existe par exemple d’ores et déjà de nombreux objets intelligents destinés à nous simplifier la vie, à l’image du thermostat Nest qui permet de réguler de manière intelligente son chauffage, pour un supposé meilleur confort et pour des économies.

Dans ce discours optimiste dominant, l’Internet des Objets dispose également d’un véritable potentiel économique. Facteur d’innovation et de croissance, il semble pouvoir devenir l’un des points centraux de l’investissement européen dans le numérique. Tout d’abord, parce que les technologies qu’il implique (notamment les puces RFID, les systèmes très basses fréquences, ou encore les protocoles d’échanges de données) nécessitent des investissements en recherche et développement qui constitueraient un relais de croissance. Ensuite, parce que les objets connectés sont autant de nouveaux services à proposer aux usagers : par exemple des voitures “communicantes” fondées sur le marquage des véhicules et l’électronique embarquée ou des services associés à la traçabilité des animaux domestiques ou d’élevage. Enfin, le Web des Objets est l’occasion de développer de nouveaux marchés autour de la protection personnelle avec des systèmes de surveillance personnalisés par exemple. Nous avons essayé dans un schéma de résumer quelques-unes des principales espérances de ce scénario optimiste.

Scénario optimiste

Ces nouveaux services ont pour point commun de s’intéresser de près aux comportements des usagers, ce qui pose d’importantes questions sur la gestion des traces et du contrôle des données. Si ces questions semblent écartées dans les discours optimistes, notamment par une gouvernance bienveillante et des données que les utilisateurs se réapproprieraient, d’autres discours courants y voient le risque majeur du Web des Objets. Pour eux, la question des traces et de leur utilisation est peut-être la seule question cruciale : en partant de ce point, le récit devient tout à fait différent.

Sécurité, contrôle, méfiance : un avenir risqué ?

L’irruption de la connexion dans tous nos objets, là où elle ne semblait cantonnée qu’aux seuls smartphones, tablettes et ordinateurs, implique une large méfiance qui se retrouve dans de nombreux discours plus pessimistes. Alors que le web est encore une technologie nouvelle - du moins récente - et bien souvent non maîtrisée par ses utilisateurs, le voir s’étendre à tout le quotidien est perçu comme une nouvelle complexité. Plusieurs craintes sont ainsi exprimées et bien souvent liées à l’opacité technique derrière un objet connecté : qu’est-ce que les objets transmettent sur nous ? Qui peut utiliser nos données personnelles récoltées ? Pour en faire quoi ?

Étonnement, ce flou entretenu par les concepteurs et conforté juridiquement rejoint des craintes, bien connues des spécialistes de la sécurité des systèmes d’information, qui existaient bien avant le Web des Objets mais qui prennent aujourd’hui de l’importance dans des discours moins connaisseurs. A la manière de Monsieur Jourdain, ces discours pessimistes abordent ainsi le sniffing et l’attaque du “man-in-the-middle” (et si une tierce personne s’empare de mes données en se connectant à mon insu à mes objets ?) ou encore le spoofing et l’utilisation de rootkit (et si quelqu’un utilisait à mon insu et à ma place mes objets ou les services auxquels j’ai accès ?) pour n’en citer que quelques uns. Ces craintes restent pour autant légitimes. Récemment, le moteur de recherche Shodan, qui se veut LE moteur de recherche de l’Internet des Objets, a permis de mettre en évidence la vulnérabilité des dispositifs connectés. Comme l’explique toujours Hubert Guillaud : “Shodan permet de trouver des webcams avec une sécurité si basse, qu’il suffit de taper leur adresse IP dans un navigateur pour entrer dans la maison des gens, dans leurs bureaux, dans des salles d’opération d’hôpital.”. Le programme Eagleeye développé par le spécialiste en sécurité Dan Tentler, permettrait ainsi, via Shodan, de prendre le contrôle de près d’un million de webcams.

Au-delà de la seule question de la sécurité informatique, la captation d’information par les puces à l’insu des usagers est également récurrente dans ces discours. Par exemple, lorsque l’on achète un produit disposant d’une puce, destinée à le suivre dans sa chaîne logistique, celle-ci reste-t-elle active après l’achat ? Le consommateur a-t-il réellement la maîtrise de l’activation et de la désactivation de ces puces ? Un droit au “silence des puces” est-il possible ? Le citoyen inquiet de l’usage que peuvent faire les détenteurs de leurs données personnelles sont encore loin d’imaginer toutes les possibilités qu’offrent les objets connectés.

Les promesses et espérances avancées par les discours optimistes trouvent ainsi pour corollaire, dans les discours plus pessimistes, un imaginaire plus effrayant mais tout aussi foisonnant. Aussi, nous avons également tenté pour ce scénario de représenter un schéma répondant au premier, mais offrant des perspectives toutes autres.

Scénario pessimiste

La difficulté de définir un scénario pessimiste de l’Internet des Objets est de ne pas tomber dans des poncifs et des critiques stéréotypées qui nous feraient beaucoup trop monter en généralité. C’est justement ces critiques à un niveau de généralité trop élevé qui fait obstacle à notre compréhension de ce qui est vraiment en jeu ici. Souligner la crainte du “Big Brother”, de l’”Etat policier” ou d’une nouvelle économie de services connectés aliénants n’est pas une démarche inutile en soi, mais elle empêche de comprendre ce qui pose véritablement problème derrière cette profusion de connexions. Le point crucial de cette critique n’est alors sans doute pas dans la traçabilité omniprésente, mais bien dans l’opacité qui accompagne la multiplication des objets connectés. Emmanuel Kessous rappelle dans un article les conclusions de l’essai d’Anthony Giddens sur les conséquences la modernité ; celles-ci mettaient en évidence qu’un “client-profane” confronté à un “système-expert” ne délivre sa confiance qu’au regard de signaux forts accompagnant ce même système. Pour Kessous, la critique principale est donc ce manque de “confiance-assurance”, au sens de Giddens, vis à vis des modes de production de ces nouvelles télécommunications, et sans doute également dans le manque de normalisation de l’Internet des Objets.

L’essentiel du scénario est ainsi dans cette “crise de confiance” et peut-être même de familiarité : manque de confiance dans la collecte et l’utilisation de nos données personnelles, manque de confiance dans les choix qui seront laissés à chacun face à ces nouvelles technologies, manque de confiance dans le contrôle des objets, manque de contrôle dans les conséquences de ces connexions omniprésentes sur l’environnement et notre santé, et, surtout, manque de confiance dans les instances gouvernantes pour répondre à ces craintes.

Du marché de la confiance vers l’Internet des gadgets

Nos conclusions sur le scénario pessimiste nous ont fait nous interroger autour de cette importance de la confiance et de la familiarité. Si les utilisateurs venaient progressivement à avoir confiance dans l’Internet des Objets, verrions-nous pour autant se réaliser les promesses des discours optimistes du premier scénario? Devant cette incertitude, nous avons essayé d’imaginer un troisième scénario qui partirait de la volonté des producteurs et concepteurs d’objets connectés de favoriser la confiance des utilisateurs dans leurs produits. Ce processus passerait alors par la création d’un véritable marché de la confiance, sur lequel se vendraient des services se fondant autant sur l’objet connecté que sur l’assurance que le scénario pessimiste ne se réalisera pas.

La « révolution de l’Internet des Objets » n’a donc pas eu lieu : même si l’imaginaire optimiste fonde une certaine vision transformatrice de la société, les projets ne se concrétisent pas car les utilisateurs restent craintifs. Il y existe de petites expérimentations dans certains domaines, à l’image de l’utilisation des puces RFID en bibliothèque ou encore des essais dans la logistique et les transports. Toutefois, l’Internet des Objets éprouvent des difficultés à percer - prémisse à ce pseudo-échec, il n’y a pas eu de “révolution QR code”. Les environnements ne sont pas “connectés”, ils sont parfois tout juste “augmentés”. La confiance et la familiarité peinent à se développer car la régulation à l’échelle nationale, européenne, internationale est très lente.

Dans cette vaste hésitation, deux marchés peuvent éclore : celui de la confiance, dont nous venons de parler, et celui, peut-être plus surprenants, des gadgets. A l’instar de Spheron, la “baballe” connectée pilotable via smartphone, beaucoup de gadgets connectés apparaissent sur le marché. Ils ne révolutionnent ni ne modifient les pratiques quotidiennes de ses usagers mais séduisent par leur originalité. Entre réalité augmentée et jeux en ligne, l’Internet des Objets voit son marché se concentrer sur des applications plus vendeuses qu’utiles. Le récit de Bruce Sterling semble un peu loin. On peut mesurer l’écart parcouru avec un troisième schéma venant compléter les tentatives déjà effectuées.

Scénario réaliste

D’un point de vue économique, nous ne sommes toutefois pas si éloigné du scénario optimiste, en ce qu’on a effectivement une création de marché et un relais de croissance intéressant pour les entreprises, puisque les consommateurs apprécient ces nouveaux gadgets. Leur réussite réside sans doute justement dans leur trivialité qui peut laisser à penser qu’ils ne sont ni importants ni dangereux. C’est par cette trivialité que peut s’installer la familiarité. Nous sommes sans doute ici assez loin de la promesse de progrès social d’un Internet des Objets censé apporter un second souffle à la société de l’information, mais un premier pas est déjà franchi. Le rejet exprimé dans le scénario pessimiste n’est ni catégorique ni systématique, il est peut-être juste le signe d’un appel à une bouffée d’air dans un monde qui “s’est connecté” à une vitesse folle, mais qui ressemble sans doute plus aux cyberespaces des Washowski ou de Gibson qu’au Big Brother d’Orwell.

Ces nouveaux marchés de la confiance et des gadgets connectés pourraient bien être l’occasion pour les producteurs d’enfin rencontrer leurs consommateurs. Pour les utilisateurs, ils permettraient de faire comprendre la nécessité de conserver le contrôle sur ses propres traces, mais aussi l’accès à des espaces de déconnexion, tout en aspirant aux promesses avancées par les discours commerciaux. Concilier les intérêts, souvent contradictoires, des producteurs et des citoyens prendra du temps ; et les nouveaux métiers de l’architecture de l’information pourraient bien contribuer à aider.

La révolution de l’Internet n’a pas eu lieu disions-nous, car la mise en confiance est un processus lent. Pour autant, il n’est pas exclu que dans quelques années il devienne extrêmement difficile de comprendre comment nous faisions “avant”, sans les objets connectés. Il n’est pas exclu qu’un regard a posteriori vienne juger l’innocence de nos propos ou notre manque d’anticipation. Il n’est pas exclu que ce regard vienne préciser que l’Internet des Objets est le nom d’une nouvelle révolution de nos systèmes de communication.


Cet article a été co-écrit avec @Laety_pot et initialement publié sur le blog du master d’Architecture de l’information de l’ENS de Lyon.