dec. 2013

Accessibilité de l’Internet des Objets

L’Internet des Objets (ou IoT, pour “Internet of Things” en anglais) est seulement la première évolution d’Internet. Le Web est certes passé par plusieurs phases distinctes, depuis les premières années de recherche ARPANET jusqu’à son évolution vers les sites vitrines des entreprises, les prestations de services en ligne, l’échange entre utilisateurs du “web social”, et aujourd’hui déjà le web sémantique. Mais l’Internet n’a jamais connu de transformation fondamentale - seulement des améliorations continuelles. Le web n’est qu’une couche applicative, une interface pour rendre compte des informations transmises sur l’Internet, qui lui est le réseau de transport de ces informations, composé de commutateurs, de routeurs, de réseaux électriques et d’autres équipements. L’Internet des Objets est la première véritable évolution de l’Internet, et en terme d’accessibilité, ses potentialités sont énormes. Internet intègre désormais des endroits jusqu’alors inaccessibles : la faune, la flore, notre corps, nos habitudes, nos pratiques, nos comportements. Tout devient potentiellement connectable à Internet, s’il ne l’est pas déjà. Des objets de tous les jours deviennent des objets intelligents capable de sentir, interpréter et réagir, créant de nouvelles formes de communications entre les objets, entre des personnes et des objets, ou encore entre des personnes elles-mêmes. Plus encore, l’Internet des Objets, parce qu’il dote l’Internet de capacités sensorielles (température, pression, vibration, luminosité, et bien d’autres), offre d’incroyables opportunités aux personnes en situation de handicap, en recherche de ces nouveaux outils d’anticipation et de ce supplément d’accessibilité inespéré.

Avec l’IoT, chaque objet est connecté à Internet et se voit attribuer une adresse IP unique. Chaque objet peut donc communiquer avec Internet, et par extension avec n’importe quel autre objet, générant en temps réel des informations et des données permettant de créer sur leur base un environnement intelligent, de prendre des décisions plus renseignées et plus pertinentes, ou encore de générer de la valeur via l’analyse et l’interprétation de ces données. La plupart des technologies nécessaires à l’Internet des Objets existe déjà, peut-être pas encore sous leur forme ou fonction optimales. Son moteur est sans doute donc moins la technique que l’imagination : il s’agit désormais de réfléchir aux nouvelles solutions qu’apporte l’IoT. Dès lors, la manière dont l’Internet des Objets peut révolutionner l’accessibilité n’est pas déterminée encore, mais déjà de nombreuses idées et divers projets germent pour tenter d’impulser l’accessibilité comme un élément fondamental de l’Internet de demain.

S’inspirant très largement d’une étude de Mari Carmen Domingo de l’Université Polytechnique de Barcelone, cet article revient de manière synthétique sur les bénéfices de l’Internet des Objets pour les personnes en situation de handicap.

Quels bénéfices de l’Internet des Objets pour l’accessibilité ?

Cette dernière étude propose, d’un point de vue technique, une architecture de l’Internet des Objets en trois niveaux. Le sujet n’est pas ici de rentrer dans le détail technique de ces différentes couches, je renvoie plutôt ici à l’étude de Mari Carmen Domingo pour approfondir ces points. Mais gardons tout de même à l’esprit que le premier niveau est celui de la perception, formé du réseau de dispositifs physiques connectés, notamment des capteurs, des smartphones, ordinateurs, tablettes, puces RFID, etc. C’est sur ce niveau que va se jouer l’accessibilité. Il est relié aux deux autres niveaux, celui du réseau (souvent appelé «&middleware&») et des applications, qui sont avant tout des niveaux techniques, via lesquels transitent et sont traitées les données générées dans le premier niveau, posant des problématiques de routage des données et d’architecture des systèmes, via lesquels l’information obtenue dans le premier niveau est transmise, traitée et transformée en solutions intelligentes qui permettent à l’IoT de satisfaire les besoins des utilisateurs. Ces deux derniers niveaux techniques ne posent aucun problème d’accessibilité. La réflexion porte donc sur le premier niveau, la couche “superficielle” - et la plus visible - de l’Internet des Objets.

L’architecture de l’Internet des Objets selon Mari Carmen Domingo L’architecture de l’Internet des Objets selon Mari Carmen Domingo

Sur le premier niveau de la perception, plusieurs technologies et systèmes de transfert de données contextuelles existent déjà pour accompagner les personnes en situation de handicap dans leurs activités.

La médecine bénéficie déjà, de manière expérimentale, des avancées des technologies de l’Internet des Objets. Une prothèse rétinienne a par exemple été développée afin de restaurer la vision chez des patients atteints de certaines maladies génétiques (la rétinite pigmentaire par exemple) impliquant une déficience visuelle. Une caméra montée sur des lunettes peut transmettre des images à un implant attaché sur une rétine synthétique. Cette rétine, faite de micro-capteurs, utilise des impulsions électriques pour stimuler les cellules appropriées qui convertissent ces impulsions en signaux neurologiques que le nerf optique pourra transmettre au cerveau. Mais avant d’en arriver là, il est déjà possible d’envoyer des informations sur les images enregistrées par la rétine artificielle sur des smartphones par exemple, vers des applications qui pourraient aider les personnes déficientes visuelles dans leur orientation, l’identification de visage, etc.

Le fait que des capteurs puissent, sous certaines conditions, générer directement dans le corps des impulsions électriques est une grande avancée également pour la réduction de certains handicaps moteurs. Les “BIONs” (pour Bionic Neurons) sont par exemple des micro-implants qui peuvent être incorporés dans les muscles qui nécessitent des stimulations ou encore sur des nerfs. Un capteur attaché sur un nerf peut détecter l’intention de se déplacer et en conséquence stimuler certains muscles pour restaurer la capacité de son utilisateur de se mouvoir. Des chercheurs du Washington National Primate Research Center ont développé des minuscules interfaces neuronales directes fonctionnant de manière autonome avec une batterie et implantable dans un corps. Ces petites puces enregistrent et analysent l’activité des cellules du cortex moteur qui contrôle l’exécution des mouvements volontaires, et peuvent reproduire ensuite cette activité par des stimulus pour créer une connexion artificielle avec les muscles. L’entreprise Berkeley Bionics a développé un exosquelette, eLEGS, “un outil bionique enfilable, doté d’une intelligence artificielle, qui permet aux personnes paralysées de se lever et de remarcher”. Chaque béquille contient des capteurs sensorielles qui permettent à l’exosquelette d’avancer. L’Internet des Objets et le domaine médical évoluent ainsi d’ores-et-déjà ensemble pour réduire les conséquences de nombreux handicaps.

Dans un environnement connecté, les personnes aveugles peuvent par ailleurs être aidées dans leur orientation par la disposition de divers puces RFID sur leur chemin. Un tel système de navigation est d’autant plus pratique pour des environnements non familiers notamment. Les cannes blanches peuvent par ailleurs être munies d’un lecteur de puces RFID. Non seulement ce lecteur permet d’éviter un obstacle par exemple, mais il permet également de recevoir des informations sur l’environnement ou encore d’enregistrer des parcours.

L’Internet des Objets est notamment une affaire de sensations. Nous avons pu le souligner, l’IoT dote l’Internet de capacités sensorielles. Il peut également doter des personnes de nouvelles capacités sensorielles. De la même manière que la rétine faite de micro-capteurs permet aux déficients visuels d’avoir des sensations visuelles, différents types de capteurs peuvent venir compenser la perte de l’audition par une amplification de signaux, des notifications visuelles, ou encore des vibrations. HandTalk est par exemple un gant qui reconnaît le langage des signes et le convertit en une voix par le biais d’une application smartphone. Des puces RFID incorporées à des jouets peuvent par ailleurs aider les enfants atteints de surdité à apprendre le langage des signes. L’enfant approche d’un appareil de lecture connecté à un ordinateur le jouet (un avion, un bateau, un fruit, etc.), et l’écran de l’ordinateur montre automatiquement une vidéo d’une personne montrant le signe correspondant à l’objet.

L’extension des processus d’UX au monde des objets pour favoriser la création d’environnements accessibles

L’Internet des Objets est intimement lié à la réalité augmentée et a pour potentialité principale la création d’environnements intelligents et connectés, voire même ce que l’ergonome Pierre Fazon appelle un “environnement capacitant”, c’est-à-dire un environnement qui permet aux personnes qui évoluent en son sein d’élargir leurs possibilités d’actions, de connaissances, d’autonomie, et plus largement un environnement dans lequel tout le monde, peu importe son âge ou son handicap, expérimente la même participation, la même intégration, la même indépendance. Plus qu’une potentialité, la création d’environnements capacitants pourraient même être l’enjeu principal de l’IoT.

En 2006, un projet appelé “Enabling Environments” a été conduit au CSIR Meraka Institute, à Pretoria en Afrique du Sud, afin de déterminer les interventions techniques possibles dans le but de construire des environnements capacitants. La question était de savoir comment intégrer, ensemble, des personnes, des technologies et un environnement dans un système d’information et de communication interactif, dans lequel les infrastructures physiques et virtuelles seraient intelligentes, connectées et capables de répondre aux besoins psychologique et physiques des personnes. Le tout d’une manière accessible et pratique. Pour répondre à cette question, l’étude a notamment pu suivre une méthodologie assez connue dans le domaine de l’Architecture de l’Information, et de manière générale dans le champ large de l’ergonomie, fondée sur une approche “centrée utilisateur” pour véritablement comprendre l’environnement et déterminer les besoins des personnes, en l’occurrence ici âgées et/ou en situation de handicap.

Différents ateliers, audits, entretiens et mises en situation (notamment sur la Church Square, à Pretoria) ont permis d’identifier d’une manière concrète les différents problèmes et défis, comme la mobilité par exemple, la communication, l’accès physique à un lieu ou encore à l’information, auxquels la technologie doit pouvoir répondre. A partir de ces problèmes, l’équipe du projet a pu créer des ateliers de création de persona et de scénarios afin de prendre en compte tous les défis et obstacles que pouvaient rencontrer un aveugle, un sourd, une personne en fauteuil roulant et une personne âgée dans le centre-ville. Pour chaque persona, un scénario différent illustrait le mieux ces problèmes rencontrés.

  • Pour une personne aveugle, il s’agissait par exemple de prendre un taxi et trouver son chemin vers une destination précise.
  • Pour une personne atteinte de surdité, communiquer dans un environnement multilingue.
  • Pour une personne à mobilité réduite, ils ‘agissait de traverser des espaces publiques.
  • Pour une personne âgée enfin : trouver de l’aide et une place raisonnable pour se reposer.

Ce processus de création de scénario et de persona, habituellement utilisé pour l’anticipation de pratiques numériques, s‘étend désormais à toute situation et à tout objet, et devient essentiel pour favoriser l’accessibilité. Il permet de concrétiser les potentialités de l’Internet des Objets dans des applications concrètes.

Prenons l’exemple du scénario d’une personne aveugle prenant le taxi. La priorité pour cette personne est de connaître son emplacement. Celui-ci peut être obtenu par un dispositif intelligent, un smartphone par exemple, muni d’un capteur GPS. Étant dans un environnement entièrement connecté, cette personne peut faire appel à un service de taxi, qui recevra ses coordonnées GPS. Un taxi (lui-même connecté à l’IoT) recevra alors un message lui indiquant de se rendre à la station de taxis la plus proche de ces coordonnées. La personne aveugle pourra être guidée jusqu’à cette station grâce à des capteurs qui lui indiqueront, via un dispositif mobile spécifique ou des dispositifs audio directement incorporés dans l’environnement, vers où marcher. Les feux tricolores peuvent également être munis de détecteurs qui font qu’ils passent au rouge pour laisser traverser la personne. Tous ces capteurs de l’environnement intelligent faciliteront le trajet de cette personne aveugle vers la station de taxi.

L’étude propose d’autres scénarios concrets qui montrent comment l’Internet des Objets peut favoriser de manière pertinente, basée sur un processus UX (voir aussi ce schéma synthétique et sympa sur le design d’experience), l’accessibilité et l’intégration de personnes en situation de handicap dans notre environnement quotidien.

Des scénarios pour l’accessibilité de l’Internet des Objets

Les exemples de dispositifs d’ores-et-déjà mis en place pour favoriser l’accessibilité sont nombreux, et deviennent infinis en considérant les dispositifs potentiels que l’Internet des Objets peut rendre possibles. L’imagination de scénarios, et de manière plus générale les processus d’expérience utilisateur (UX) permettent de cerner et d’identifier précisément les besoins d’accessibilité que l’IoT peut fournir.

Dans son étude, Mari Carmen Domingo propose à ce titre trois scénarios qui peuvent illustrer les bénéfices de l’Internet des Objets pour l’accessibilité au quotidien, et qui peuvent être de bons exemples à suivre pour imaginer l’Internet de demain.

Le premier scénario est celui des courses.

Le scénario du “shopping” selon Mari Carmen Domingo Le scénario du “shopping” selon Mari Carmen Domingo

Le système de navigation dont nous parlions plus haut (rétines de synthèse, canne RFID, etc.) aide la personne déficiente visuelle à se déplacer dans le magasin. Le magasin peut d’ailleurs investir dans une application ou un système RFID pour favoriser ces déplacements. Le supermarché est divisé en zone, et des étiquettes RFID disposées partout dans le magasin présentent ces divisions et localisent le client. Ces informations sont envoyées, par exemple via la canne RFID, au smartphone de l’utilisateur afin que celui-ci sache continuellement où il se trouve dans le magasin. L’utilisateur peut par ailleurs indiquer à son smartphone le produit ou l’endroit qu’il cherche, en prononçant des mots clefs par exemple. Le dispositif répond par un système de guidage de type GPS. Chaque produit peut également être enrichi d’une puce RFID qui enverra des données comme le nom du produit, une description, un prix, mais également la composition alimentaire du produit, les allergies et intolérances, l’apport en calories, en vitamines, ou encore des comparaisons de prix ou d’avis issus de réseaux sociaux.

Ce scénario n’est pas totalement fictif, de tels systèmes existent déjà. Trinetra (pdf) propose par exemple à l’utilisateur déficient visuel d’enregistrer chez lui, dans son smartphone ou son lecteur RFID, une liste de course. Arrivé au supermarché, l’utilisateur scanne les différents code barres. Le système lui indique ensuite si le produit scanné correspond à un des produits de la liste. Si c’est le cas, le système renvoie à l’utilisateur un texte descriptif du produit, que le smartphone lit via son dispositif audio.

Un autre exemple est Grozi, un système de détection assez similaire, à ceci près qu’il utilise la vidéo d’un smartphone. Avant d’aller faire ses courses, l’utilisateur se connecte sur le site web du supermarché pour sélectionner les produits et télécharge sa liste sur son portable. Arrivé au supermarché, l’utilisateur scanne les rayons qui se trouvent devant lui avec sa caméra, et Grozi détecte dans la vidéo les produits recherchés en se basant sur les images téléchargées depuis le site web. Mari Carmen Domingo souligne que ce dispositif est encore expérimental, mais qu’il est cependant très prometteur et que les premiers essais étaient assez convaincants.

Un second scénario présenté dans l’étude se situe dans une école.

Le scénario “at school” selon Mari Carmen Domingo Le scénario “at school” selon Mari Carmen Domingo

Les systèmes de jeux et d’apprentissage pour les enfants gagnent à inclure des technologies RFID, notamment pour aider l’enfant à identifier différents matériaux par exemple. Nous avons déjà pu souligner plus haut que des puces incorporées à des jouets peuvent aider les enfants atteints de surdité à apprendre le langage des signes. Un lecteur RFID connecté à un ordinateur pourra lire la puce d’un jouet qu’un enfant approche de l’écran, afin d’aider ce dernier dans l’identification de l’objet par exemple ou encore la prononciation ou l’écriture de son nom. Des méthodes pédagogiques peuvent ainsi se fonder sur l’usage des jouets connectés.

Dans la bibliothèque de l’école, les enfants ayant une déficience visuelle peuvent localiser plus facilement un livre avec l’aide des technologies RFID, et “lire” l’ouvrage à l’aide de dispositif reconnaissant l’ouvrage et renvoyant à un fichier sonore du type daisy ou un logiciel de lecture d’écran.

Mari Carmen Domingo propose enfin un troisième scénario ayant lieu dans un environnement domestique.

Le scénario “smart home” selon Mari Carmen Domingo Le scénario “smart home” selon Mari Carmen Domingo

Le scénario est dense de dispositifs potentiels pour les personnes en situation de handicap. Les technologies de la “maison intelligente” ont nourri bon nombre d’imaginaire. La domotique permet la création d’un environnement ultra-connecté au sein des habitations : il s’agit par exemple du réfrigérateur qui connaît la quantité restante de chaque produit qu’il contient et est même capable d’en commander automatiquement, ou de trouver des recettes sur Internet. La maison s’adapte petit à petit à son locataire pour simplifier son quotidien. De manière générale, la maison intelligente favorise l’automatisation et le contrôle de l’habitat en utilisant plusieurs dispositifs, et un ensemble de capteurs disposés dans chaque pièce et chaque objet connecté. Elles sont adaptées aux personnes en situation de handicap sur deux voies différentes.

D’une part des interfaces spécifiques sont prévues pour manipuler le contrôle et l’automatisation de l’habitat, avec par exemple des possibilités de zoom, de contrôle à distance par la voie, ou encore par la reconnaissance des mouvements et de l’inclination du corps, etc.

D’autre part des dispositifs particuliers d’aide existent pour améliorer leur quotidien : des systèmes de détection d’obstacle, des dispositifs d’aide pour déplacer son corps d’une chaise roulante vers le lit, des robots jouant certains rôles d’auxiliaire de vie, etc.

Tous ces scénarios sont essentiels pour penser en amont les avantages que peut apporter l’Internet des Objets pour l’accessibilité. Car encore faut-il imaginer ces usages.

Les technologies se développent et s’améliorent de plus en plus rapidement, mais ne suivent pas forcément des principes d’accessibilité visant à s’adresser à tous. Des initiatives existent évidemment, à l’image des “Web Content Accessibility Guidelines” (WCAG2.0), règles d’accessibilités pour le web édictées par le W3C dont nous avons pu parlé dans un précédent article, ou encore de la philosophie du “Design for all” qui favorise la prise en compte de tous les publics sans distinction pour la construction d’environnements et de dispositifs en tout genre. Mais ces initiatives ne sont encore que mineures, pour un domaine aussi essentiel que l’accès, pour tous, aux mêmes services et aux mêmes conditions de vie. A ce titre, il est nécessaire qu’avec l’Internet des Objets, la prochaine révolution technologique, nous soyons tous conscients des potentialités et des évolutions formidables que la technique et la technologie peuvent apporter, pour tous.